Postulat — Pour mettre fin au croissant doré lausannois

Déposé par Mountazar Jaffar, conseiller communal – Postulat du 14 mars 2023

La Ville de Lausanne, et d’autres villes suisses gouvernées par une majorité de gauche, se montrent depuis une trentaine d’années exemplaires en matière de création de logements d’utilité publique (LUP) Dans un contexte de financiarisation du sol en milieu urbain, qui a pour conséquence une augmentation continue des loyers, ces politiques du logement visent à maintenir une certaine mixité sociale au sein des villes et à extraire le plus grand nombre possible de logements des logiques du marché libre. Ainsi, depuis maintenant plusieurs années, des quartiers entiers ont été pensés et construits sous le prisme de la mixité sociale, et permettent à différentes catégories socio-professionnelles de la population de vivre les unes près des autres. Ces quartiers, tels que les Plaines-du-loup, les Fiches Nord ou les Falaises mêlent souvent appartements en PPE, à loyer libre, protégés ou à loyer modéré (subventionnés). Par ailleurs, l’entrée en vigueur de la loi sur la préservation et la promotion du parc locatif (LPPPL) en 2018 fournit aux communes des outils particulièrement intéressants dans leur lutte pour le maintien de loyers raisonnables. Parmi ceux-ci, nous pouvons notamment penser à la possibilité de fixer dans des plans de quartiers des quotas de logements à loyer abordables, ou le droit de préemption, celui-ci pouvant être exercé sous certaines conditions.

Le présent postulat s’intéresse à deux catégories de logements en particulier, les LLM (logements à loyer modéré, appelés subventionnés) et les LLA (logements à loyer abordable), qui permettent aux personnes à bas revenu ainsi qu’à la ‘’classe moyenne’’ de se loger en ville à prix coûtant. Un certain nombre des LLM sont l’héritage de la crise du logement des années 1950 et 1960, durant lesquelles la Ville construisit de grands ensembles sur des terrains encore inexploités. Aujourd’hui, les politiques passées et actuelles permettent à la Ville de Lausanne d’être exemplaire en matière de logements accessibles aux personnes modestes, puisqu’environ 10% (8000 sur 80’000) des logements du parc locatif lausannois sont des logements subventionnés (LLM). En ville de Zurich, où le taux de logements d’utilité publique atteint pourtant 29%, le taux de logements subventionnés se situe quant à lui seulement à 1% (env. 2200 logements). À Genève, ce taux se situe à 4%.

Toutefois, bien que Lausanne se soit engagée dès le milieu des années 1990 à offrir un grand nombre de logements à loyer modéré, leur répartition géospatiale sur le territoire lausannois nous semble insatisfaisante. Tout d’abord, en observant le revenu médian annuel de chaque quartier lausannois (carte 1 en annexe), il est possible de constater qu’une démarcation claire existe, entre d’un côté les quartiers à revenu inférieur à la médiane de l’ensemble de la ville, comprenant les quartiers historiquement industriels de l’ouest et du nord, et de l’autre côté, les quartiers à revenu supérieur situés au sud et à l’est. De plus, en examinant cette fois la localisation des logements subventionnés sur le territoire communal (carte 2 en annexe), nous pouvons voir que ceux-ci se situent quasi exclusivement dans les quartiers à revenu inférieur, ce qui laisse donc peu voire pas de possibilités aux personnes à bas revenu de se loger ailleurs que dans ces quartiers. Notons toutefois que cette carte ne comprend pas les autres catégories de LUP, tels que les LLA, les logements séniors et logements pour étudiants.

La mixité sociale ne devrait néanmoins pas se limiter à l’échelle de quelques quartiers, souvent situés dans des zones à revenu modeste, mais devrait s’appliquer à l’entier du territoire de la Ville. Une telle répartition des ménages selon leur revenu pose divers problèmes, tant du côté du vivre ensemble que de la justice spatiale. En effet, l’existence de plusieurs ensembles de quartiers juxtaposés dans lesquels vivent des populations au revenu similaire nuit à la cohésion sociale générale de la ville, favorise l’entre soi, et constitue un haut facteur de reproduction sociale. Du côté des quartiers à haut revenu, ce dernier point n’est pas problématique, puisqu’il permet aux personnes aisées ainsi qu’à leurs familles de demeurer entre elles, de se connaitre, de créer des liens, que ce soit par le biais de l’école, des garderies ou dans les parcs, ce qui in fine perpétue les inégalités. Cette reproduction sociale du côté des quartiers à bas revenu est davantage problématique, puisqu’elle enferme des populations précaires entre elles et empêche la création de nouveaux horizons des possibles, de relations ou de réseaux avec des personnes d’autres milieux, qui seront notamment utiles aux enfants une fois adultes.

Cette démarcation peut également engendrer des différences en termes d’infrastructures, de qualité et de mode de vie. En effet, une étude menée par le CHUV et l’UNIL parue en 2016 (carte 3 en annexe) a notamment démontré que le surpoids et l’obésité sont corrélés aux quartiers à bas revenu à Lausanne. Ces résultats s’expliqueraient par plusieurs facteurs, tels que des différences en termes d’environnement urbain et d’accès au lac, de présence d’espaces verts ou de concentration de fast-foods. Mais surtout, l’une des hypothèses privilégiées par les auteurs est l’importance de l’influence du voisinage, qui sera plus moins sensibilisé aux enjeux liés à la santé selon le type de quartier :

‘’Les habitudes de nos voisins influencent les nôtres. En clair : peut importe combien vous gagnez, si les habitants de votre quartier courent tous les matins ou se baladent à vélo, vous serez enclins à les imiter. ‘’

Pour cette raison, l’une des pistes proposées par les chercheurs serait de mélanger davantage les types de population afin que les personnes qui sont sensibles aux messages de prévention influencent leurs voisins. Les auteurs suivront en outre attentivement les déménagements des habitants inclus dans l’étude afin de mesurer l’influence de leur nouveau quartier sur leur santé.

Il est donc important de concevoir la mixité sociale à l’échelle de tous les quartiers. Il existe par ailleurs un phénomène déjà existant et documenté, celui de la gentrification, soit la création ou la rénovation d’immeubles dans des quartiers qui sont ou ont pendant longtemps été des zones à bas revenu. Bien qu’à Lausanne ces phénomènes demeurent relativement faibles en comparaison d’autres villes suisses et occidentales, l’inverse est néanmoins moins fréquent, à savoir, la construction de logements à loyer abordable ou modéré dans des zones à haut revenu. En effet, pour avoir un espace au niveau de la ville le moins ségrégé tant d’un point de vue spatial, social, culturel ou économique, il faut que le processus aille dans les deux sens. En d’autres termes, la venue d’habitants aisés dans des quartiers populaires existe, mais le fait que des personnes à bas et moyen revenu puissent et aillent habiter dans les quartiers aisés est beaucoup moins habituel, ce qui fait de ces quartiers des zones particulièrement exclusives. Dès lors, afin de briser le croissant doré lausannois il faut que la Ville use des nouveaux outils permis par la L3PL et qu’elle intègre cette réflexion dans les futures constructions de LLA (et LLM dans la mesure du possible) Toutefois, une des limites ici est que la L3PL ne prévoit pas de quotas de LLM, mais seulement de LLA, ce qui parait être déjà un excellent moyen de créer davantage de mixité dans tous les quartiers. De plus, la L3PL permet la création de règles d’application communales sur les LLA telles que la réservation aux personnes habitant déjà la commune, ou selon les conditions de revenu ou de fortune des occupants, et qui ne sont aujourd’hui pas mises en place.

Pour toutes ces raisons, le présent postulat invite la Municipalité à :

  • Présenter une vision générale pour la mixité sociale du logement à l’échelle des quartiers et évaluer les marges de manœuvre dont elle dispose pour améliorer la mixité dans chaque quartier
  • Inclure dans la révision du plan d’affection communal des quotas de logements d’utilité publique et de logements à loyer modéré dans tous les quartiers composant Lausanne
  • Réfléchir à la pertinence de mettre en place des règles d’application communales, qui conditionneraient l’accès à une partie des LLA construits à l’avenir
  • Tenir compte du lieu et du quartier dans les choix de préemption, au même titre que d’autres facteurs pertinents tels que le prix ou le potentiel locatif.

Cosignataires : Benoit Gaillard