Tribune de Sarah Neumann parue dans l’édition du 20 juin 2022 du Temps
Les médias et différentes interventions politiques ont traité récemment de conflits du travail nés dans le secteur culturel. Les milieux artistiques dysfonctionnent-ils ? Y a-t-il une « crise de la culture » ? Le secteur a été parmi les plus durement frappés par les conséquences de la pandémie. Celle-ci a-t-elle été la cause ou simplement le révélateur des problèmes qui défraient la chronique ?
En réalité, c’est une question systémique qui apparaît : la difficulté à obtenir et à légitimer les moyens pour garantir le fonctionnement conforme des entreprises que sont aussi les fondations et associations culturelles. Parce que tout ce qui n’est pas un projet culturel avec quelque chose à montrer au bout, c’est tout de suite moins intéressant à financer.
Et tout ça suit une progression bien connue. Ça commence petit : une poignée d’individus qui partagent une passion, une direction, un responsable technique, une personne en charge du « renfort administratif ».
Ça grandit : l’équipe technique s’étoffe, on recrute une fonction de communication, on professionnalise la billetterie, on élargit le cercle des bénévoles. On engage un stagiaire. Deux stagiaires. Trois stagiaires. C’est fou que ça peut faire comme job, un stagiaire.
Plus d’ambitions, donc plus d’argent à chercher. Alors, on développe le partenariat public-privé.
Une fondation supplémentaire ? C’est souvent un projet qui s’ajoute au programme.
Un cercle des amis, des mécènes ? Il faut des avantages, des prestations spécifiques, du sur mesure.
Un conventionnement avec les pouvoirs publics ? Oui, mais alors à conditions que la manifestation se déploie, grandisse, accueille toujours plus, d’artistes, de projets, et qu’on n’oublie pas la médiation, parce qu’avec l’argent investi, c’est essentiel de toucher d’autres publics.
Et ça grandit. Et ça grandit. Sans compter les années de pandémie, où ça ne grandit pas, mais où il faut travailler 3x plus pour en montrer 5x moins. Certes les budgets grandissent aussi, mais la logique du plus pour moins épuise les équipes artistiques et d’organisation.
S’il n’y a jamais l’argent suffisant, il peut tout de même s’en trouver pour la partie artistique. Mais attention. Ne faisons pas monter les frais de fonctionnement. Le fonctionnement c’est mal. Ça réduit la marge artistique. L’argent de la culture doit aller à la culture. A la création. De la nouveauté, si possible. Pour le reste, débrouillez-vous.
Du coup, on charge ; le cahier des charges des directions, les missions des « chargés d’administration et de communication », les fonctions bénévoles, avec des chefs bénévoles, des sous-chefs bénévoles et des bénévoles bénévoles.
Et en vérité tout ce beau monde a beaucoup de chance : il sert, gracieusement ou contre salaire, un projet idéal, la découverte artistique, la curiosité, le vivre ensemble, la beauté. Cela devrait être au cœur du monde, la culture. Mais ça ne l’est pas. Parce que ce n’est pas rentable, parce qu’un franc ne rapporte pas toujours un franc, parce que l’apport n’est pas mesurable.
Oui, il faut le dire, qu’un bon directeur artistique n’est pas forcément aussi un manager adéquat. Cela s’apprend, cela s’accompagne. Et que la fonction de ressources humaines manque dans les associations et fondations qui ont grandi. Mais ça coûte, et ça ne rayonne pas : aucun mécène ne rêve de payer cela et les subventions culturelles, jamais à la hauteur des besoins, ont pour objectif de soutenir l’artistique.
Même si leur activité est aussi une vocation, les employées et les employés du secteur – artistes et autres professionnels – ne doivent plus payer le prix de l’attractivité et de la forte compétitivité de leur domaine en étant atteints dans leur santé ou leurs conditions de travail.
Il n’y a pas de crise de la culture. Les structures ont grandi et il y a, c’est une fierté, un véritable paysage de la culture. Il y a un secteur qui s’est fortement professionnalisé, dont on attend beaucoup, jusqu’à l’emballement parfois, et auquel on demande trop souvent plus pour moins. La culture grandit, il faut accompagner sa croissance. Quitte à renforcer aussi des secteurs qui renvoient moins bien la lumière.
Sarah Neumann, conseillère communale, gestionnaire culturelle, présidente du PS Lausanne