Mountazar Jaffar, conseil communal de Lausanne, tribune parue dans l’édition du Temps du 7 février 2022
Quel est le point commun entre la Suisse, la Somalie, le Sud Soudan, Cuba ou encore Haïti? Ces pays, à l’instar de cinq autres sont les seuls à ne pas avoir ratifié la convention-cadre de l’OMS pour la lutte anti-tabac. Comme la Suisse n’a pas encore limité la publicité pour le tabac auprès des jeunes, elle n’a pu ratifier ladite convention, qui fait office de premier traité multilatéral contraignant de l’histoire de l’Organisation mondiale de la santé. Cela fait pourtant dix-sept ans que le gouvernement suisse a signé cette convention, promettant ainsi de procéder aux adaptations législatives nécessaires. En conséquence, la Suisse occupe une position bien singulière dont on pourrait se passer, et fait figure de «cancre» en Europe en matière de lutte contre le tabagisme.
3 facteurs du refus
Loin d’être fatale, cette situation est en réalité le fruit du croisement de trois facteurs. Tout d’abord, il est à relever que trois des plus puissantes multinationales productrices de tabac sont installées en Suisse. Philip Morris à Lausanne, British American Tobacco à Boncourt et Japan Tobacco à Genève. Puis, la Suisse est notamment caractérisée par son système politique que l’on peut qualifier de milice, octroyant ainsi aux parlementaires fédéraux de nombreuses possibilités d’exercer une ou plusieurs activités professionnelles ou de siéger au sein de conseils d’administration en parallèle de leur mandat. Finalement, bien que cela se soit atténué lors des dernières élections fédérales de 2019, tant le pouvoir exécutif que législatif helvétique est à majorité de droite depuis la création de la Suisse moderne. L’équation est résolue. D’un côté, le système politique suisse permet une large perméabilité des intérêts privés dans les processus décisionnels. De l’autre, les mastodontes du tabac, disposant de ressources quasi limitées ont bien identifié cette fenêtre d’opportunité pour infléchir les législations en leur sens, et sont prêts à rétribuer qui le souhaite, et ce de manière pour le moins généreuse, les édiles fédérales qui consentent à défendre leurs intérêts.
C’est de cette façon que l’on se retrouve mauvais élève. Alors même que l’OFS avance que le tabagisme est la première cause de décès en Suisse, que l’OFSP nous apprend que les coûts liés aux traitements médicaux et à l’incapacité de travailler s’élèvent à 10 milliards de francs par an, les débats parlementaires des vingt dernières années n’aboutissent à rien. La majorité de droite, la même qui se bat contre l’augmentation des coûts de la santé, s’oppose de manière systématique à la régulation des produits du tabac sous couvert d’un certain impératif de liberté économique.
Une triste statistique
La voie parlementaire est donc bloquée. Mais notre système permet fort heureusement aux groupes outsiders n’ayant pas le luxe de se doter d’une aussi bonne représentation au parlement que les groupes nantis de mobiliser les outils de la démocratie directe. L’initiative «Enfants sans tabac» vise l’interdiction de la publicité pour les produits du tabac qui s’adresse aux enfants et aux jeunes. Cet objectif est motivé par une triste statistique: presque la moitié des fumeurs (46%) ont commencé à fumer avant l’âge de 18 ans. Des recherches ont par ailleurs montré que la publicité concernant les produits du tabac influe directement sur la probabilité de commencer à fumer chez les jeunes. Sans grande surprise, le parlement et le Conseil fédéral admettent partager l’inquiétude des initiants, mais estiment, une fois n’est pas coutume, que l’initiative va trop loin.
Ce n’est toutefois pas la première fois que la majorité bourgeoise préfère certains intérêts particuliers à l’intérêt national. Mais au vu des statistiques criantes sur la question, l’incohérence de ces élus est cette fois particulièrement mise à nu. Alors dans l’espoir d’un premier changement de majorité dans l’histoire aux prochaines élections fédérales, tâchons d’envoyer un message fort en acceptant l’initiative afin de leur faire comprendre que cette fois, c’était trop.