Tribune – Quand le grand chorégraphe devient danseuse

Tribune de Sarah Neumann parue dans l’édition du 24 juin 2022 du 24 Heures

Tout est dit, dans ce titre regrettable de l’article de Christophe Passer, «Comment le BBL est devenu une danseuse, et un boulet politique» (ndlr: version en ligne de l’article paru dans «Le Matin Dimanche» du 12.06.2021).Lausanne a accueilli en 1987 Maurice Béjart, un Merlin l’Enchanteur du XXesiècle. Le mage s’est révélé un simple mortel, il est mort.

Son héritage est délicat – doit-on le danser, l’archiver, le «réinventer» ? Quelle est sa place au XXIe siècle? La Fondation du BBL semble depuis quelques semaines prendre conscience des enjeux et, surtout, vouloir assumer l’ensemble des responsabilités dues à celles et ceux qui travaillent.

À la suite de celle qui parmi les étudiantes danseuses a eu l’immense courage de prendre la parole, de la prendre parce qu’une femme, en haut de l’organigramme, lui inspirait assez confiance pour le faire, les révélations s’enchaînent. Il y a du drame, des cendres, des larmes, il y a une bonne histoire. En toute logique, les titres se succèdent.

Et là soudain, un titre parmi tant d’autres révèle tout le mépris qui est porté au corps de ballet. Ou plutôt, le mépris porté aux corps qui font le ballet. Aux corps sans lesquels le ballet n’existe pas et aux âmes qui les habitent. Soudain, Lausanne ne fait plus rayonner un grand chorégraphe, elle s’est offert «une danseuse». Sans surprise, on passe alors au genre féminin.

S’offrir une danseuse signifie, depuis le XVIIIe siècle, entretenir une relation monnayée avec une femme qui n’est pas celle qu’on a épousée. Outre les plaisirs directs que cela procure, c’est aussi un moyen de prouver au monde son appartenance aux classes supérieures, celles qui sont en mesure de posséder le corps d’autrui, un autrui dont on peut tout exiger.

La crise que traverse la grande institution lausannoise est une occasion inédite d’aborder aussi l’enjeu du corps et de l’humain qui l’habite. Ce qu’on en attend, ce qu’on en admet, et comment on le considère. Et ceci en particulier dans les arts et les sports dont on dit qu’ils exigeraient sacrifices absolus d’un côté, conduite autoritaire de l’autre.

Corps admirés et maltraités

La foule du 14 juin le démontre: le corps des femmes, le corps des hommes, ce qu’on lui autorise et ce qu’on en exige est politique. Quelle candeur que d’imaginer que les corps admirés de la danse classique, de la gymnastique artistique – où aussi enfin la parole se libère – n’ont pas subi de violence pour exister en l’état.

Les corps non transformés par différentes formes de maltraitance, les corps originaux, les corps divers aussi sont admirables. La création comme le sport devraient pouvoir s’exercer dans un contexte où chacun et chacune peut rester sain et sauf, physiquement et moralement. L’harmonie des esprits, la sécurité des femmes et des hommes et le respect que l’on se doit de leur porter priment sur les esthétismes d’un autre siècle.