L’ouverture et ses démons

Opinion parue dans le Matin dimanche du 21 août 2016

L’ Europe fait face à l’une des périodes les plus difficiles de son histoire. Souvent simplifiées en grand retour des souverainismes, voire de nationalismes, interprétées comme un désamour des peuples pour l’idée européenne elle-même, ces turbulences méritent un regard lucide de la part de qui envisage de les dépasser. Si elle a atteint un point culminant avec le vote du Royaume-Uni pour quitter l’Union européenne, la crise est bien installée dans bien d’autres pays.
Pour ne prendre qu’un exemple, en France, le premier ministre menaçait récemment de ne plus appliquer une directive européenne sur les travailleurs détachés, qui prévoit qu’un employé actif temporairement dans un autre pays que le sien est soumis aux salaires minimaux de ce pays, mais reste assujetti aux cotisations sociales de son lieu d’origine, créant une situation de sous-enchère. A l’appui de sa position, M. Valls évoque les ravages que causent les effets de cette disposition parmi les salariés modestes ou les ouvriers, exposés à une concurrence brutale.
Quant au Brexit évoqué précédemment, sans prétendre à une interprétation définitive, relevons l’une des corrélations les plus frappantes, établie par deux chercheurs sur mandat du Financial Times: les régions où les salaires réels ont le plus diminué au cours des vingt dernières années ont aussi connu les taux les plus élevés de votes Leave. L’exposition à la concurrence d’une main-d’œuvre bon marché et la péjoration des conditions
de travail, semblent un facteur déterminant.
En Suisse, l’analyse VOX des résultats de la votation du 9 février 2014 sur l’immigration livre matière à tracer un parallèle. Selon cette étude, la mobilisation inhabituelle, favorable à l’initiative, des personnes ayant un faible niveau de formation ou de revenu, a joué un rôle décisif dans l’acceptation du texte. Or, les rapports de l’observatoire de la libre circulation nous apprennent que ce sont aussi ces catégories qui sont les plus touchées par la sous-enchère salariale.
Les résistances qui se font jour ici et là n’expriment pas un désamour soudain pour l’Union européenne en tant que telle, mais au contraire des craintes légitimes face à une ouverture économique qui mine les acquis
sociaux – salaires, durée du travail, prestations sociales, etc. Réduire la protestation à une peur de l’étranger, à un conservatisme de principe (dont on ignore, d’ailleurs, ce qui l’aurait soudain réveillé) rassure, mais aveugle. Car s’opposer à la concurrence des travailleurs ou des biens étrangers lorsqu’elle est fondée sur le dumping n’est pas manifester une innommable xénophobie. C’est défendre ses conditions de vie et l’avenir de ses enfants.
Le mouvement, du reste, dépasse largement l’Europe, une raison encore de ne pas
focaliser l’analyse sur l’UE. Ainsi, lorsque H. Clinton finit par s’opposer au projet de traité de libre-échange transpacifique en cours de négociation, elle ne vise pas à donner raison aux diatribes antichinoises de D. Trump, mais simplement à témoigner sa capacité d’entendre le message de cette working class américaine qui a soutenu B. Sanders. L’opposition à l’ouverture sans règles dépasse largement la critique des cibles faciles que sont Bruxelles et sa prétendue armée de bureaucrates.
Trois économistes du Fonds monétaire international définissaient récemment le programme néolibéral en deux points, accroître la concurrence par la libéralisation des échanges et réduire la taille de l’Etat dans l’économie. Leurs conclusions: premièrement, il est difficile de démontrer que l’application de ce programme conduit toujours à une augmentation de la croissance; d’autre part, il en résulte un creusement important des inégalités.
La netteté de ce constat en a surpris plus d’un. Nous avons vu qu’il est en réalité partagé par ceux, nombreux, qui ne perçoivent que les effets négatifs de l’ouverture économique – et de l’austérité dont elle s’accompagne souvent. Pour apaiser ce ressentiment et éviter ses épanchements violents, seule une meilleure distribution des revenus et
le respect de standards sociaux et salariaux apporteront une contribution durable
 .

Benoît Gaillard, président du PS lausannois

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