Partage ou piratage?

Benoît Gaillard, texte paru dans Le cercle du Matin dimanche le 22 janvier 2017

Airbnb a créé un outil novateur et efficace. En quelques opérations simples à l’aide d’un ordinateur ou d’un téléphone, son site permet à n’importe qui de mettre en location une chambre, un appartement ou simplement un lit gonflable dans un coin – comme le rappelle le nom de l’entreprise. Quelques revenus de plus pour les loueurs, une meilleure utilisation des surfaces habitables, une nouvelle manière communautaire de voyager chez l’habitant: voilà pour la jolie fable technologique de l’économie dite «de partage».Vous qui avez, comme moi, essayé Airbnb avez pu constater que la réalité est souvent autre. Il n’est pas rare d’atterrir dans un logement meublé à la hâte et dédié uniquement aux touristes, avec pour tout contact avec l’habitant une remise de clés, parfois accompagnée d’une liste de suggestions. Pour le voyageur, les effets sont rarement dramatiques: un séjour un peu décevant, quelques mauvaises nuits, mais pour un prix très bas qui fait oublier certains défauts.

En revanche, pour les habitants des villes où Airbnb s’est développé à une vitesse prodigieuse, le cauchemar peut durer. Ces locations de court terme sont si rentables qu’elles poussent les investisseurs à transformer des logements traditionnels en appartements pour touristes. L’offre disponible pour les résidents dans certains quartiers se réduit, et la crise s’installe ou se renforce, dans un climat de tension.

Rien d’étonnant, dès lors, que des villes aussi ouvertes à l’innovation que Berlin, Barcelone, Paris, Londres, New York et San Francisco aient pris des mesures – parfois drastiques – contre les excès d’Airbnb: limitation du nombre de jours pendant lesquels un logement peut être loué à des tiers, interdiction pure et simple de la location de courte durée d’appartements entiers ou création de mécanismes contraignants pour le paiement de la taxe de séjour. Si les réponses sont diverses, leur but est identique: préserver la possibilité pour les habitants de se loger dans leur propre ville en faisant respecter les règles qui s’appliquent au marché locatif.

Ces autorités n’ont pas la partie facile. Car Airbnb commence toujours par se laver les mains: pour l’entreprise californienne, le respect de la législation applicable ne dépend que des utilisateurs du site, et surtout pas d’elle. À cette lâcheté s’ajoute l’arrogance des ultralibéraux qui déguisent sous les habits séduisants du progrès et des nouvelles technologies leur vieille idéologie. Adapter les lois locales aux réalités numériques, comme ils l’exigent, c’est une manière de demander moins d’entraves à l’accumulation sauvage de leurs profits privés. Parlez-leur de soumettre les géants d’Internet aux exigences du bien commun, et ils auront tôt fait de vous renvoyer à l’âge de la bougie ou de vous taxer de conservateur.

Répondre au besoin élémentaire des habitants de se loger dans leur propre ville: rétrograde? Laisser aux citoyens le loisir de se donner les lois qu’ils souhaitent et de les mettre en œuvre: archaïque? Non, ce n’est pas du conservatisme que de demander à Airbnb de respecter les lois locales sur le logement, ou d’encaisser la taxe d’habitation, comme le font les hôteliers que le site concurrence. Il n’est pas plus passéiste de demander à Uber d’appliquer, en Suisse, les règlements suisses ou de s’assurer que ses chauffeurs déclarent leurs revenus à l’AVS et au fisc.

L’innovation technologique nous surprend et élargit le champ des possibles; il faut l’encourager et favoriser ses applications utiles. Ne cédons pas, par contre, à l’illusion selon laquelle la conquête du monde par quelques géants de la Silicon Valley ferait automatiquement le bonheur de l’humanité. Aux adorateurs béats de la technologie, rappelons qu’elle doit servir l’intérêt général, et non l’inverse. Pas toujours facile à défendre, ce principe simple n’en est pas moins impératif si nous voulons conserver la capacité à définir nous-mêmes, par les outils démocratiques, notre cadre de vie.

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